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les plis railleurs de sa physionomie se froncèrent, tandis que Cercueillet berçait sa courge de gauche à droite, et qu’un claquement sec des lèvres de Boridan signifiait : Perdu, n’est-ce pas ? — « Mon cher maître, affirma Gigade avec gentillesse, il serait puéril de vous le cacher. Votre cas est grave, très grave, sinon immédiat. Peut-être vous en tirerez-vous ; pourtant… je crains… Bref, j’adopte le diagnostic Boridan : apoplexie pulmonaire indéniable. Ça crève le tympan. Vous seriez un malade riche, qu’on vous collerait sangsues et ventouses. Mais nous sommes seuls. — Et ses regards firent, ironiques et professionnels, le tour de la chambre. — Entre nous, cela est parfaitement inutile. C’est un cautère sur une jambe de bois. Laissez les choses évoluer, et faites, en tout cas, votre testament. »

À peine avait-il achevé que, par un effort héroïque, Wabanheim bondit hors de sa couche et, oscillant sur ses jambes poilues, vociféra, montrant la porte : « Sortez, coquins… Sortez…, misérables ingrats… Honteux idiots que j’ai tirés de la misère, à qui j’ai donné la clientèle, les titres, les décorations. Aujourd’hui vous venez, venez… à moi — il frappait sa poitrine condamnée — me dire brutalement : Tu vas mourir… Qu’en savez-vous ? Vous ne savez rien, ânes que vous êtes… Je ne mourrai pas, entendez-vous ?… Je ne veux pas… Et vous verrez… » Boridan recula de trois pas et proféra froidement : « Le cerveau est pris. Ce sera plus rapide que je ne croyais. » Gigade se tordait de joie : « Mon cher maître, vous allez loin. Il fallait peut-être vous dorer la pilule ! Ah, elle est bonne ! Où donc est mon chapeau, Cercueillet ? Vous paraissez troublé, Cercueillet. Certes, on vous quitte, et avec plaisir. Bonsoir, papa Wabanheim. »

Avec un rauque et sourd rugissement, Wabanheim, épuisé, se rejeta sur son lit et tomba dessus en travers comme une masse pantelante. Cercueillet balbutia : « Il n’est guère aimable à l’agonie. » Boridan certifia : « Il ne faut pas lui tenir rigueur. Le bulbe est sûrement envahi. »