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mon ennui, revu une centaine de fois le quai des Morticoles ; je ne confonds pas cet aspect de fréquentation avec les regards étonnés que je jetais à la grande voie où nous nous engagions. Maintenue par les redingotards, la foule ne nous suivit pas. Cette rue était donc presque déserte, mais meublée d’une kyrielle de statues. Nous marchions deux par deux en longue file, guidés par un sous-Crudanet, et, comme j’étais dans les premiers rangs, cet homme expliqua que ces effigies, bustes ou simples médaillons étaient de médecins célèbres, lesquels illustrèrent la cité morticole : « Ici, nous dit-il gonflé d’emphase, tous les pouvoirs, toutes les fonctions, toutes les attributions sont aux mains des docteurs. Le peuple est de malades, riches ou pauvres, de détraqués, de déments. Nous laissons circuler ceux dont l’affection ne présente nul danger. Quant aux autres, nous les cloîtrons dans des hôpitaux, hospices, maisons de retraite et les étudions là à loisir. Nous sommes des hommes libres ; nous ne croyons en aucun Dieu. Nous avons porté l’art-science de la matière et de la médecine à un point dont vous jugerez bientôt par vous-mêmes. Cette ville si régulière que vous parcourez a été construite sur les plans de ces sages merveilleux dont vous admirez les statues. La police est médicale, l’édilité aussi, aussi l’université, l’ensemble des pouvoirs publics, le gouvernement. — Et ceux qui, étant sains, ne sont pas docteurs ? questionnai-je timidement. — Il n’en est pas chez les Morticoles, répondit notre guide avec superbe, si ce n’est parmi les domestiques. Hors nous, tout le monde est malade. Ceux qui le nient sont des simulateurs que nous traitons sévèrement, car ils constituent un danger public. »