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tions de la marine des Morticoles. Tous ces êtres difformes avaient l’air abruti et ne répondaient que par monosyllabes à nos questions sur l’île, les hôpitaux, le sort qui nous attendait. Un soleil parcimonieux, fils malingre de tant de pluie et de brume, concordait au demi-éclaircissement de nos cœurs. D’ailleurs le trajet dura peu. En une heure, la terre fut à proximité. Après le port, vaste, plein de bruit, sentant le goudron et le phénol, et fourmillant de noirs bâtiments, nous aperçûmes la ville, d’aspect symétrique. On débarqua sur un quai assez large, extrêmement propre, où grouillait une population composite. Il était facile de remarquer que, parmi la multitude qui s’empressait autour de nous, nul n’était exempt d’une tare, d’une défaillance physique, d’un déchet quelconque. Je suis observateur et les différences me saisissent, mais les plus rudes de mes camarades en furent frappés comme moi. Les enfants louchaient et bavaient, des femmes boitaient, d’autres avaient le torticolis, les chiens aboyaient d’une voix enrouée, les hommes manquaient de quelque organe important, tel que main, nez, oreille ; des lèpres bizarres ornaient de boutons de couleur la plupart des faces blêmes, et l’émoi venait moins de cet appareil maladif que de la même résignation lamentable, déjà remarquée chez les portefaix. À travers cette foule délabrée circulaient en se bousculant certains personnages dont les visages hypocrites et malicieux rappelaient Crudanet et ses aides. Leurs redingotes étaient ornées de divers insignes, rubans rouges ou violets, en forme d’ailes de mouche ou de rondelles plissées, qu’ils portaient à la boutonnière du haut. Ils maltraitaient ces pauvres affaiblis, nous faisant place à coups de bâton. Notre costume grotesque ne parut exciter ni la stupeur, ni la pitié, ni le rire.

La première impression des endroits et des êtres saisit définitivement et crée une image qui ne ressemble point du tout à celle que donne ensuite l’habitude. J’ai, pour