Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/279

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lité d’acquérir tel ou tel. À un seul sacrifice, Mme Sarah n’avait pu se résoudre : faire des avances à Mme Cloaquol. Le Tibia brisé poursuivait sa campagne. Mon maître s’en désespérait et m’interrogea longuement sur la manière dont se composaient les articles, sur les sources d’informations, les points faibles de l’adversaire. Je l’édifiai en conscience. Il se prit pour moi d’une certaine affection. Il sut déjouer ainsi quelques mauvais tours, non enrayer les attaques. Il acheta, pour la durée d’un mois, la première page du Prêtre fouetté, mais l’organe de Vomédon ne pouvait lutter avec celui de Cloaquol. Un moment il agita la question d’un journal personnel. Lestingué vint, traça un tableau des frais approximatifs. Ils semblèrent exorbitants à mon maître.

Cependant il gagnait beaucoup d’argent. Sa consultation à domicile se payait deux cents francs. Il ne gardait pas les malades plus de dix minutes dans son cabinet ; son salon était toujours rempli de monde, et la sonnette tintait sans arrêter. Quand il daignait se déranger, porter en ville son immense front, sa tête chenue, sa mâchoire carrée et son cou de taureau, cela coûtait cinq cents francs aux amateurs. J’appréciai vite la netteté de son intelligence. Pour lui, comme pour la plupart de ses collègues, la médecine était le moyen de dominer et d’arriver à tous les honneurs. De la science en elle-même, il se souciait comme de la morale. Mais il ne négligeait aucun des avantages qu’elle procure. La somme d’énergie qu’il déployait, pour obtenir des voix nouvelles au septième Lèchement, était considérable. J’ai écrit des lettres contradictoires, hérissées de promesses et de menaces, de subterfuges, de roueries. Là, je compris la force de la corruption. Celle-ci est admise, réglée, tarifée et ne provoque plus le scandale. Un partisan fougueux de Cortirac se laissa fléchir aux conditions suivantes : il serait appelé, le jour du vote, dans une ville d’eaux, auprès d’un client fictif, lequel le retiendrait tout le temps qu’il eût consacré