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dernier épisode ne témoigne guère en faveur de votre cœur et de votre intelligence, vous méritez un bon conseil : vous avez maintenant le choix entre végéter comme malade pauvre, car ce dégoût incompréhensible indique un estomac délabré, ou vous placer comme domestique chez un médecin. Prenez ce dernier parti. On oubliera votre histoire. On vous saura gré de votre humilité. » Je réclamai le prix de mes derniers jours de travail. Il eut un clair sourire : « À quoi cela me servirait-il de vous payer, puisque je vous chasse ? Partez et rappelez-vous que vous, étranger et candidat malheureux, ne pouvez rien contre moi, membre du Parlement, de la Faculté et de trois Académies… »

Le lendemain, après une causerie avec le subtil Trub, je donnai congé de ma chambre d’étudiant et j’allai sonner chez Wabanheim. Une servante borgne vint m’ouvrir. Je demandai à voir son maître, pour une affaire pressante et grave : « Monsieur, dis-je à ce vieillard pesant, emmitouflé d’une robe de chambre grise, j’étais candidat au premier Lèchement et rédacteur au Tibia brisé. J’ai échoué à l’épreuve et Cloaquol m’a chassé. Je suis au courant de ses manœuvres contre vous. Si vous me prenez comme domestique, je vous indiquerai les pièges qui vous sont tendus. Je suis étranger. Je m’appelle Félix Canelon. Je suis dur à l’ouvrage. Mes gages seront ce que vous voudrez. » Wabanheim réfléchit quelques instants et contracta son front entre ses épais sourcils. Il craignait un traquenard, mais mon air naïf et sincère le rassura, puis il cédait à la perspective d’avoir un domestique au rabais, car il était d’une avarice sordide. Enfin il écarta ses lèvres minces : « J’accepte », les referma et rentra dans son cabinet. Une nouvelle phase de ma vie morticole commençait.