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contour, la cambrure, les orteils de son ignoble patte, vous ne manquerez pas de l’attendrir. Comment ! Il sera aussi repoussant que possible. Il exhalera un infâme parfum. Et il vous verra d’autant plus acharné à votre devoir ! Qui résisterait à ce zèle ? Quel Morticole aurait le cœur assez dur pour ne pas fondre devant un tel courage ? C’est la beauté de cette épreuve. Elle étale le caractère du candidat. Pas d’ambiguïté, pas d’erreur. Ma situation, ma prépondérance à la Faculté, à l’Académie, au Parlement, tout cela tient à ma langue si charnue, si rose, si douce, que les maîtres s’en félicitaient. Telle est l’explication du geste que nous exigeons des malades. Montrez la langue, cela veut dire : Sortez votre âme. Comme toutes les belles institutions, celle-ci se perd dans la nuit des temps et son inventeur n’a pas de statue. Donc pas de bêtise, pas de dégoût, pas de révolte. Sinon, ma maison vous est à jamais fermée ; vous n’aurez plus qu’à vous faire domestique. » Cloaquol me recommanda de lécher soigneusement le cou-de-pied d’abord et les chevilles, puis le dos du pied, puis les orteils avec méthode : On commence par le pouce et on finit par le petit brididi que l’on doit littéralement polir. Enfin on termine par la plante, dont la succion consciencieuse amène sur le visage du juge la plus agréable expression de joie.

Mes camarades étaient enchantés de leur série. Mlle Grèbe se félicitait de Clapier, qu’on prétendait favorable aux étudiantes. Julmat était fort heureux également, mais il s’était tant exercé qu’une petite boule lui gonflait la langue et qu’il s’imaginait avoir un cancer. Il est très fréquent que les étudiants impressionnables se croient, au début de leur carrière, atteints de toutes les maladies. J’ajoute, à ce sujet, que j’ai rarement vu de jeunes Morticoles franchement gais. Il semble qu’ils aient mangé, dès leur naissance, une herbe qui les désole et rend leur bouche amère. J’ai connu un héros comme Misnard, mais raisonneur et sombre, de bons élèves comme Jaury, Prunet, Julmat,