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lerais : des carrés d’une pierre dure, poisseuse et brune, qui se résolvait sous la dent en une infinité de grumeaux, un sable à goût de réglisse et de phénol. Nous faudrait-il pendant quarante jours nous repaître de ces infamies ! Mes camarades pleuraient et juraient. Nous mâchonnions cette infecte denrée en maudissant Crudanet, le sous-délégué, les Morticoles, le méchant destin qui nous avait livrés à cette peuplade, pire que les anthropophages !

Les jours se passaient dans la faim et le désespoir. Nous essayions de tromper ces deux maux avec le sommeil et de pêcher la nuit en sourdine, à l’arrière du bâtiment, des poissons fades et gélatineux, lugubres habitants de la lugubre baie, qui nous sauvèrent peut-être la vie. Malgré nos instances, les Morticoles, qui nous surveillaient de près, nous refusèrent pendant vingt jours toute autre nourriture que les biscuits. Au bout de ce temps, nous eûmes une seconde visite de Crudanet. Ses yeux étroits brillaient d’une flamme alimentée par l’étonnement et la malice. Il palpa nos maillots empestés. Il constata nos membres flasques, nos faces amaigries, notre irritation, et nous annonça solennellement que désormais un quart de ration nous serait octroyé. Ce quart consistait en un dé de riz, du pain gros comme un nez d’enfant, et un œuf. Si chétif, ce régime nous parut admirable, et nous eussions presque embrassé celui qui nous l’accordait. Force des scélérats, auxquels attache une moindre scélératesse ! Ce qui augmentait notre regret, c’est que le riz, le pain et l’œuf étaient de premier ordre et témoignaient de l’excellente nourriture que nous aurions pu avoir. Mais, à toutes nos supplications, les sous-délégués répondaient : « Non, non. Vous êtes arrivés épuisés. En vous gavant, on vous entraînerait de la flatulence dans la dyspepsie, de la dyspepsie dans la tympanite et de la tympanite dans l’entérite, laquelle vous rendrait accessibles à une foule de germes épidémiques et dangereux pour nous. » J’ajoute que