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une effervescence générale. La cour et la rue de l’École étaient remplies de groupes, de conciliabules secrets. On se transmettait des indications, des recettes infaillibles. L’un m’insinuait : « Pas beaucoup de salive ; soyez sec ; une râpe ; c’est ce qu’il y a de mieux. » Un autre : « Vous êtes étranger ; un conseil : beaucoup, trop de salive. Vous n’avez pas sans doute la langue faite aux pieds de nos climats. » J’avais beau jurer que, dans mon pays, nous ignorions cette cérémonie dégradante, on me répondait ironiquement : « Alors, à quoi jugez-vous la valeur individuelle ! » J’appris que les membres du Parlement et les sénateurs, les Véreux comme les Idiots, les Gâteux comme les Obscènes, doivent lécher, à intervalles fixes, un certain nombre de pieds de malades pauvres et riches, quitte à se venger plus tard en molestant, par des impôts, la police et des lois vexatoires, ceux qui les ont ainsi humiliés. La force de la routine est telle, chez les Morticoles, qu’elle seule peut combattre les différences de castes. Ces Lèchements de pieds, universels ou restreints, sont destinés à tromper le peuple et à lui faire croire qu’il est souverain, comme cela se lit quelquefois au-dessous de la fameuse devise : LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ, que j’interprétais, moi : VANITÉ, HÉRÉDITÉ, FATALITÉ. Il paraît que le peuple n’est point dupe de cette comédie, encore qu’il la réclame et qu’il ait fait pour l’obtenir une révolution formidable.

L’époque des Lèchements de pieds approchait. Les cours étaient suspendus, un grand nombre d’amphithéâtres fermés et remis à neuf pour la cérémonie. Les candidats aux trois premiers accomplissaient une sorte de retraite, s’exerçant la langue sur leurs mannequins de drap. Quant aux concurrents du Quatrième et du Cinquième, quant aux vieux routiers, ils attendaient les événements sans se livrer à une gymnastique dont ils avaient la longue expérience. On faisait des visites aux Léchables. On tâchait, par d’adroites flatteries, de les bien disposer en sa faveur. Les candidats au troisième degré s’engageaient par écrit à