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avec la régularité d’un chronomètre, les préférés de la clientèle Sidoine succédant par périodes fixes aux préférés de la clientèle Crudanet. Quelquefois des jalousies individuelles, se greffant sur les luttes des coteries, détraquaient le mécanisme. Alors c’était un branle-bas, une confusion générale, que rétablissaient bientôt la voix cassante et dure de Sidoine, la voix pateline et fourbe de Crudanet. Sidoine étant mort, l’équilibre se trouvait rompu. Il s’agissait de savoir qui hériterait du pouvoir central, de Wabanheim ou de Cortirac, ou si, au contraire, les capitaines se partageraient l’empire. On juge du désarroi où cette compétition jetait le monde de la Faculté. Du résultat dépendaient, en effet, la fortune, le succès, l’avenir de plus de quatre mille individus.

En réalité, l’influence politique, c’est-à-dire d’un homme sur les hommes, est tout chez les Morticoles, alors qu’ils simulent des préoccupations exclusivement scientifiques. Les dons de ruse, d’audace, de souplesse sont mille fois préférables au talent et au génie. Celui qui l’aura emporté à tous les Lèchements et qui saura grouper sa platitude en tyrannie, faire de chacune de ses humiliations passées un trait d’autorité pour son visage, celui-là est certain de sortir vainqueur de toutes les épreuves. Par suite, ce héros est un être hypocrite et tenace, persuasif et hâbleur. Il s’adjuge les travaux de plus modestes que lui, les dépouille sans vergogne, les élucide, les met à la portée du public, organise dans la presse une réclame payée. Chacun tremble devant lui : on ne cite son nom qu’avec respect ; ses théories, fausses ou vraies, font la loi dans les examens, dans les hôpitaux, dans la justice, dans les livres. Les Morticoles sont des autoritaires déguisés en libertaires. Ils sont simplistes et aiment qu’un certain nombre de découvertes leur donnent la sécurité dans l’ennui. De ceux qu’ils ont choisis, ils admettent tout, même les erreurs séniles, et ils ne reviennent jamais sur le compte du pilleur d’épaves qu’ils ont ainsi sacré grand