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haines formidables. Les élèves épousent les querelles des maîtres. Ils les dévient, les exaspèrent, les rapetissent. Chacun s’entre-dévore et avec des formes, car la grossièreté est rare chez ce peuple d’hypocrisie. Si les grands réagissent sur les petits, les petits réagissent sur les grands. La rivalité de deux élèves aboutit à la guerre entre deux maîtres, à des réclamations au ministre, à des interpellations au Parlement, à des menées sourdes. Les professeurs savent que, pour maintenir leur autorité et leur puissance, il faut qu’ils aient des jeunes dans la main. Ceux-ci, de leur côté, n’ignorent pas que leurs patrons les soutiennent et les poussent par pure gloriole et vulgaire égoïsme. Ils n’observent donc que la reconnaissance apparente indispensable à leurs intérêts.

Voici comme les choses se passent : Deux professeurs, plus politiques, plus insinuants, plus canailles que les autres, sont arrivés à une suprématie incontestée dans les Académies et à la Faculté. Lors de mon séjour, c’était Crudanet et Sidoine qui jouissaient de cette prérogative, occupaient le trône, faisaient le jour et la nuit, nommaient à tous les postes, dirigeaient tous les Lèchements de pieds. Naturellement ils se craignaient et se détestaient en dessous, mais en public ils se caressaient comme des chiens et ne se ménageaient point les marques d’admiration. Ils partageaient les faveurs entre leurs disciples réciproques. Pendant dix ans de suite, l’élève annuel de Sidoine obtint la priorité au deuxième Lèchement de pieds et, par compensation, l’élève annuel de Crudanet l’emporta six fois de suite au troisième. Crudanet et Sidoine gouvernaient et administraient chacun leur clientèle, composée d’une douzaine d’académiciens, desquels dépendaient à leur tour cinq ou six parlementaires, divisés en Véreux et en Idiots, deux ou trois sénateurs divisés en Obscènes et en Gâteux, une vingtaine de professeurs de tout rang et de journalistes. Cette énorme machine à faveurs, injustices et pots-de-vin fonctionnait