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Le lendemain, au réveil, chacun sentait encore un peu les lancinements de son vaccin, mais la tristesse était fort amortie. Elle fut ramenée dans nos âmes par une bruine ténue, persistante qui envahit l’horizon et le rendit semblable à une toile de coton mouillée. La mer était huileuse ; à sa surface, les mouchetures de pluie traçaient les plus élégants réseaux. Nous ne voyions plus la terre. La faim grondait comme un lion dans nos estomacs. Il se fit entre nous un accord tacite pour ne point parler de la visite de Crudanet et de l’angoisse qui nous tordait le ventre. Nous pensions être bientôt fixés sur notre sort. En effet, on signala brusquement la galère à tête de mort, qui venait d’émerger de la brume humide à quelques brasses de nous. Elle était suivie d’une cocasse machine de cuivre luisante comme un chaudron, hérissée de cinq ou six tuyaux d’où sortaient d’ondoyants et de sifflants panaches. Cet engin fonça droit sur nous, d’une allure enragée.

Il accosta notre bord et l’on vit monter sur le pont un de ceux qui, la veille, accompagnaient le délégué principal. Il avait, par une copie de singe, l’attitude autoritaire et matoise de son chef, et j’ai fort remarqué, par la suite, les glissantes facultés d’imitation des Morticoles, qui leur font se transmettre les pires défauts avec une rapidité effroyable. Ce jeune homme était suivi d’une dizaine de forts gaillards, porteurs d’énormes caisses : « Voici, dit-il d’un ton bref au capitaine, voici les vêtements et les vivres. » Les manœuvres déchargèrent leurs faix. À découvert alors, on put les voir de visage triste et résigné, noirs et creux comme des tunnels. Leur taille seule trompait sur leur santé. Ils étaient vêtus de sarreaux gris sombre en cuir, raides de pluie et obéissaient servilement à leur maître. Je m’approchai et j’entendis le sous-délégué parler ainsi à Sanot : « Ce sont des incurables. Nous leur donnons les besognes les plus pénibles, ce qui active leur fin et crée des lésions intéressantes. Ceux-ci ont une maladie des extrémités qui les rend aptes à porter les paquets. »