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où des tables étaient dressées, couvertes de victuailles. Je pris un bouillon et une tranche de viande, et, comme je m’étonnais de sa fraîcheur, Julmat m’expliqua qu’elle venait des boucheries particulières de la Faculté, lesquelles seules n’avaient point cessé leur débit : « Tout a été organisé admirablement. Crudanet est sublime quant aux services d’hygiène. Pas un médecin n’est atteint et le fléau se circonscrit. Allons au grand amphithéâtre. »

Là étaient réunis les principaux professeurs. La salle était houleuse. Tous avaient revêtu leurs costumes pour plus de solennité ; le rouge éclatant des robes et des toques convenait à la circonstance. Un bureau se constituait, suivant l’usage de tout Morticole réuni au nombre de plus d’un. Le président fut le vénérable Canille. On étouffait dans cette enceinte garnie, plus encore que sur le Forum, et je préférais l’odeur et le goût des flammes au parfum de ce suant égoïsme. Cependant les télégrammes affluaient. Canille les dépouilla successivement :

« Messieurs, vos ordres ont été strictement suivis. On a ramassé à l’heure qu’il est, dans les rues et dans les maisons, vingt-cinq mille cinq cent vingt-trois cadavres et détritus d’hommes, femmes et enfants. Tant faute d’aliments que par auto-vaccination intensive, l’épidémie est en décroissance. On dresse à mesure de grandes feuilles de statistique dont vous seront délivrés des exemplaires. Signé : Crudanet. »

De vifs applaudissements retentirent. Le délégué chef se montrait à la hauteur de sa tâche. Les étudiants entonnèrent des chansons joyeuses, tandis que le président ouvrait le second télégramme :

« Messieurs, nous avons mis le feu à trois des quartiers pauvres. Favorisé par le vent, l’incendie se propage avec rapidité. Il élimine aisément les germes