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Comme j’approchais du fleuve, épais et fétide, complice boueux de Savade, une troupe de malheureux dépenaillés s’avançaient sur l’autre berge. Ils se tenaient par les mains, dansaient et chantaient à tue-tête. Arrivés au parapet, ils l’escaladèrent, et tous ensemble, pêle-mêle, se précipitèrent dans l’eau noire. Je courus jusqu’au bord, plein de vertige, sanglotant et implorant Dieu, tant une pareille calamité dépassait la mesure humaine. Des bras et des jambes fouettèrent quelques minutes la surface, puis tout cessa. La rivière roula sur ces désespérés sa force liquide lourde de mort.

Je me jetai à genoux, seul sur la pierre. La Providence irritée s’appesantissait sur les Morticoles, mais je la conjurai d’avoir pitié des moins coupables : « Seigneur, m’écriai-je, un miracle ! Épargnez les petits ; épargnez les riches aussi pauvres aujourd’hui que les plus pauvres. » J’étais là en plein air, tête nue, car j’avais perdu mon chapeau. Qui m’aurait vu, m’aurait cru fou. Le ciel était livide et bas, sans prières, sans présage mystérieux de pardon. Et tous ces habitants mouraient la rage au cœur, avec la persuasion qu’ils étaient boue, et qu’ils retournaient à la poussière !

Je me relevai ; je repris ma course incertaine. Sur une immense place environnée de colonnes, j’aperçus une fantastique inscription : une multitude de cadavres étendus traçaient, par leur assemblage, ces mots gigantesques : MORT À NOS MAÎTRES ! Chaque lettre était formée d’une dizaine de corps des deux sexes dont la plupart remuaient indistinctement, dérangeaient la boucle de l’S et le jambage de l’R. Cet ultime défi, menace en majuscules vermineuses et grouillantes, était une tradition des Morticoles pauvres, lors des épidémies.

Les trompettes stridentes vibraient toujours. L’atmosphère était empestée. L’odeur des égouts se mêlait à celle plus forte des chairs putrides. J’aspirais, malgré moi, ce glas des narines. Les maisons, que fouillaient les perquisi-