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aux pauvres l’entrée des hôpitaux où leur présence serait meurtrière. Laisser mourir dans la rue et faire ramasser par les perquisiteurs les citoyens surpris par le mal.

On commençait à voir passer à travers les grilles les perquisiteurs couverts de leurs scaphandres qui sont remplis d’air stérilisé et leur permettent de transporter les corps sans s’exposer eux-mêmes à périr. Leur aspect excitait la frénésie de mes camarades qui les applaudissaient et les encourageaient.

J’eus l’occasion d’admirer avec quel zèle ponctuel les ordres avaient été transmis, car des sonneries retentissaient de toutes parts, annonçant les chevauchées des escouades antiseptiques. Le personnel était sur les dents. Les professeurs et membres des Académies prirent la résolution de se tenir en permanence à la Faculté où ils recevraient les télégrammes. À la famille de chacun d’eux et pour l’abriter, étaient affectés un certain nombre d’agents d’hygiène et des élèves de Crudanet. Quant à nous, étudiants, on nous laissait libres, seuls de la cité, avec défense expresse de nous approcher des cadavres. Beaucoup préférèrent rester près des maîtres. Moi, j’étais dans un état d’excitation qui dépassait la peur, et j’avais la curiosité d’assister à l’ouragan déchaîné par Savade. Je me hasardai donc au dehors.

Il n’y avait personne. La ville semblait morte. Mais le bruissement indéfinissable qui m’avait frappé les oreilles augmentait. C’étaient de vastes clameurs continues et bourdonnantes qui, à un moment donné, devenaient particulièrement intenses, puis se dégradaient par intervalles pour reprendre ensuite avec plus de force. Des scaphandres circulaient, fourmis voraces, traînant leurs fardeaux immondes, et suivis de caissons chargés de bonbonnes d’acide phénique. D’une fenêtre, un homme et une femme dégringolèrent presque à mes pieds, s’écrasèrent sur le trottoir comme des fruits mûrs ; du sang ruissela.