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en chemise, et fus stupéfait de voir entrer Savade. Il avait l’air encore plus révolté qu’à l’ordinaire ; la méchanceté plissait ses lèvres minces : « Je me suis procuré votre adresse à la Faculté, me dit-il d’un ton saccadé, et je suis monté chez vous, parce que vous êtes étranger, parce que j’ai besoin de raconter à quelqu’un l’acte immense que je viens d’accomplir, parce qu’enfin je vous aime comme très différent des coquins qui nous entourent. » Je le regardai avec des yeux stupéfaits, rouges et bouffis de sommeil, mais il poursuivit avec feu : « Dans quelques heures, la plupart des Morticoles auront disparu ; leur race sera sur le point de s’éteindre. Voilà : j’ai fracturé cette nuit le laboratoire de Bradilin. Il y avait au moins trois mois, depuis que le projet avait germé dans ma tête, que je guettais l’occasion favorable. J’ai pris, dans une de ses fameuses étuves, une dizaine de tubes où il conserve précieusement la morve, le choléra, la fièvre jaune, la typhoïde, et je suis allé les casser en plein fleuve, à l’entrée de la ville. D’autres, sur lesquels était écrit : Contage possible par l’air, je les ai brisés sur la place du Parlement. Ils renferment, à l’état essentiel, les plus redoutables des germes. Nous subirons donc un déchaînement de fléaux qui, je l’espère, atteindront cette fois ces bons docteurs. Ce n’est pas pour rien qu’ils auront passé des jours et des nuits à extraire des poisons. Les voici maintenant qui circulent, ces virus ! Quiconque est atteint, tombe et ne se relève plus. » Tout ce discours était prononcé par Savade d’une voix inspirée, haché par des soupirs, ponctué de gestes terribles et vibrant d’une joie de carnage. Je ne savais si j’avais affaire à un fou. Il éclata de rire : « Ah, ah ! Ça vous étonne ? Vous ne me croyez pas ? En ce moment les venins travaillent. Ils ont déjà atteint une poitrine humaine. Ils commencent leur course. Il me semble que je les vois grouiller, que je les suis dans les artères et les veines, des pauvres comme des riches, des riches comme des docteurs, car eux se moquent des classes