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taine d’excellentes boîtes qui auraient si bien calmé nos malheureux estomacs où la faim poussait sa clameur sinistre.

De plus, les bras nous pesaient ; nous avions peine à soulever les caisses. Le capitaine nous commandait en pleurant. C’était un lamentable spectacle. À quelques encablures, l’horrible navire nous surveillait et son joyeux pavillon signifiait assez le sort réservé à la désobéissance. Je ne saurais rappeler honnêtement les injures dont nous accablâmes Crudanet. Tous les animaux y passèrent et je vis bien, par la suite, que ces appellations, qu’on eût pu croire effet de la fureur et incohérentes, convenaient parfaitement à cette crapule à deux pieds suivie de ses trois crapulons. J’émis l’idée qu’on eût dû acheter ses crasseux scrupules, éviter ainsi les formalités. Sanot se récria : « Un homme si considérable pouvait se montrer cruel, mais il était forcément intègre. » Cher et naïf capitaine ! Les Académies l’impressionnaient, bien qu’il n’y en eût pas sur notre terre natale, et j’avoue que moi-même, simple vannier de mon état, j’avais eu un vif sentiment d’infériorité lorsque ce néfaste docteur avait énuméré sa kyrielle de titres. Et quand je pense que pour mille francs…

Quand nous eûmes jeté notre pauvre possibilité de nourriture bien en vue des Morticoles par-dessus bord, un signal venu d’eux, strident coup de sifflet, nous exprima comme de la satisfaction. Leur bâtiment virait avec une majestueuse lenteur ; mais, avant de partir, il pulvérisa sur nous et sur une vaste surface de mer un brouillard picotant d’acide phénique qui nous aveugla, nous empesta, nous affola et nous fit croire que notre dernière heure était venue. Quand l’odieux nuage fut dissipé, ne nous laissant que son odeur affreuse et son âcreté plus affreuse encore, la frégate des Morticoles n’était plus qu’un point maussade à l’horizon.

Cependant nous n’avions plus rien à manger. Nos bras