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directeur, des geôliers, de Cercueillet et de Mouste. Canille affirma : « Évidemment, le tonus est exagéré. » Le supplicié ne gémissait plus. Il émettait un râle atroce, espèce de rugissement étouffé par cette langue gigantesque, trois fois rouge comme la lumière rouge. Il avait une silhouette hors de l’humanité, qui se rapprochait des chimères. Il rejoignait tout ce que forment les rêves les plus hideux. Ses yeux, chassés décidément des orbites, coulèrent sur les joues, telles deux colossales larmes écarlates. C’était trop, je me détournai. Il y eut du tumulte. À travers l’affreux roulement continu de la machine, Trub me répétait : « Mais vois donc, vois donc ! Ah, l’infortuné ! C’est horrible ! » Quelqu’un cria : « Du cyanure, du cyanure ! J’ai ma seringue. » Je rouvris les paupières : un jeune homme s’approchait de Coubon, lui piquait le pied. Une détente immédiate se produisit. La masse de chair cessa sa danse forcenée, et le corps se replia, s’affaissa sur lui-même, aussi flasque et mou qu’il était raide, la tête inclinée sur le cou. On avait complété la mort.

Tandis que les geôliers s’empressaient autour du cadavre, nous sortîmes en masse : « Messieurs, disait l’affable directeur, voulez-vous examiner nos condamnés en expérience ? Il en est un que M. le professeur Boridan a empalé sur une tige de bismuth. C’est une tentative curieuse. À un autre, M. le professeur Bradilin a remplacé une moitié du cerveau par la moitié correspondante d’une cervelle de chien. » Mais j’en avais assez, et j’entraînai Trub hors de cet enfer. Je pensai que les corridors, les portes et les guichets n’en finiraient plus.

Quand les œufs et les côtelettes de la mère Pidou nous eurent un peu calmés, je remis à Trub quelques-uns de mes livres et le priai de m’interroger, car mon premier examen aurait lieu bientôt. Je répondis à toutes ses questions et me félicitai de l’excellence de ma mémoire. Puis, comme le jour baissait, nous descendîmes prendre de