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matières, la couleur de nos matières », chuchotaient en riant quelques camarades.

Les délégués reparurent. Crudanet discutait vivement avec le capitaine qui semblait moitié suppliant, moitié furieux. Le docteur rejetait son air patelin et toute sa figure avait une expression atroce et froide, que copiaient servilement ses trois aides, vilains miroirs : « Mais, monsieur le délégué chef, s’écriait Sanot, c’est la mort pour ces pauvres gens ! — Vous n’avez, insistait l’autre, qu’à vous soumettre. Serait-ce la mort que nous la préférerions à l’intoxication de notre contrée ! Mais, si nous l’avions crue nécessaire, nous aurions déjà bombardé votre coque de noix comme nous le fîmes avant-hier pour des Anglais trop entêtés. Ne vous obstinez pas, c’est inutile. D’ailleurs je demeure en vue et vous préviens que nous vous coulons de suite, si vous ne sacrifiez pas les dernières provisions avariées. »

Là-dessus ces garnements de détresse s’inclinèrent et pivotèrent sur leurs talons. Le capitaine gardait ses mains crispées derrière son dos, hochant la tête d’un air navré, et, comme la chaloupe reportait à la galère noire nos quatre noirs bourreaux, il nous fit part, interrompu souvent par nos exclamations, des ordres impitoyables des Morticoles. Ceux-ci avaient tout ouvert, fouillé, disloqué et rien ne pouvait échapper à leurs regards de fouines. Nos rares provisions d’ultime réserve, il fallait les jeter à l’eau. Nous devions brûler nos hamacs, nos boîtes où étaient nos affaires de couture, nos souvenirs de famille, brûler aussi la pacotille qui constituait notre seule ressource et nous aurait permis de trafiquer. Comment se soustraire à la nécessité la plus dure ? Les Morticoles exigeaient la livraison de ces objets dès le lendemain, et ils avaient enjoint de jeter immédiatement, sous leurs yeux, nos dernières provisions à la mer. Lutter ? Nul n’y pouvait songer. S’enfuir ? C’était la mort certaine. Force nous fut donc d’obéir, et, la rage au cœur, nous lançâmes aux requins une cinquan-