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plein vent, au milieu des statues, étaient interrompues par l’arrivée à grand fracas d’un équipage portant un docteur en renom. Dès qu’il avait disparu par une baie noire menant à l’amphithéâtre, c’était une pluie d’injures et de railleries : « Le drôle en a dans l’aile. Il ne sera pas nommé. — Boridan est contre lui. — Il l’a dit à Quignon. — Aussi pourquoi n’a-t-il jamais fait de visite à Mme Boridan ? » Car les femmes de médecins jouent un rôle considérable dans toutes ces comédies et luttes pour l’obtention d’un grade, d’un diplôme, d’une chaire, d’un titre ou d’une croix. On les redoutait autant et plus que leurs maris. Leurs haines, leurs aigres jalousies, leurs ambitions avaient à la Faculté des contrecoups imprévus. C’est ainsi qu’un vieux professeur de microscope, le célèbre Académicien Sidoine, étant très malade, Wabanheim, le juif aux yeux si durs, au front superbe, se trouvait en rivalité, pour la future place vacante à l’Institut, avec Cortirac, honnête homme, mais théoricien, célèbre par ses lunettes d’or et ses envolées métaphysiques. Wabanheim avait pour lui sa subtile femme, Sarah Wabanheim, sa race, les banquiers, le pharmacien Banarrita et cinq ou six amies disposant de salons importants, pourvues d’excellentes cuisinières. Les atouts de Cortirac étaient sa légitime réputation et la préférence de Cloaquol, chef de la presse, directeur du Tibia brisé. En revanche, Sidoine s’acharnait à ne pas mourir et à favoriser un troisième concurrent, le joyeux Gigade, candidature uniquement lancée pour départager les voix de Cortirac et Wabanheim : « Pourquoi ne faisons-nous pas empoisonner Sidoine par le bel Avigdeuse ? s’écriait Gigade en riant. Je suis sûr qu’il nous machinerait ça au rabais. »

De cette histoire, qui passionnait les Morticoles, dépendaient une multitude d’épisodes qui se détachaient d’elle comme les rivières d’un fleuve et les ruisseaux de ces rivières. Si Wabanheim et Cortirac se disputaient l’Académie des Sciences, leurs élèves briguaient l’Académie de