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ignobles, mais elle les admettait. Elle en plaisantait même, supportant l’idée de subir à son tour ces compromissions honteuses. Savade seul était doué de la faculté d’indignation. Il me désignait les villes d’eaux qui défilaient sous nos regards : « Là on exploite les malades de la façon la plus indigne. Les hôteliers et les médecins s’entendent pour prolonger leur séjour, leur ballonner le ventre d’eaux tièdes ou gazeuses. Quand le hasard ou la nature les préservent d’une aggravation, leur bourreau triomphe : Hein ? Que vous disais-je ? Signez-moi ce papier. Et les journaux de Cloaquol, la bonne, la fidèle, la vénale presse, annoncent que, grâce aux eaux de (suit le nom de la localité), sulfato-sulfuro-potasso-magnésio-calcino-codiques, M. Un Tel, affligé d’une œsophago-laryngo-gastro-entérite rebelle, se porte aujourd’hui comme un docteur… Ces médecins d’eaux, ajoutait Savade, sont encore plus bêtes, cruels, lamentables que tout le reste. Ils n’ont pas l’ombre de conscience. Leur préoccupation unique est l’argent, et cette habitude est tellement ancrée chez eux que, lorsqu’ils parlent à leur victime, ils ne quittent pas des yeux ses poches. » J’observais par les vitres du wagon les rapides apparitions de ces stations thermales, quelques hôtels à enseignes dorées, la porte béante d’un casino ou des bains, la buvette et les baigneurs auxquels on criait : « Tas de naïfs ! Sauvez-vous donc ! »

Nous atteignions le but de la promenade. Le train stoppait et nous descendions, la boîte verte ballottant sur nos hanches. Alors commençait une marche lente dans une forêt ou dans un champ. Nous arrachions la moindre plante, le plus insignifiant herbage, et, par essaims joyeux, nous portions notre découverte à Bouze, qui arpentait les kilomètres du même pas menu, impassible. Il s’arrêtait, prenait dans sa main fine le détritus végétal, et nous articulait, maussade, son nom, son genre et son espèce. Quelquefois il avait un sourire fat. C’est que le cas était