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botanique. Son prophète était le professeur Bouze, vieillard quinteux, grognon, méchant, méfiant, à la physionomie fine bien que convulsée, au parler nasillard, que l’on haïssait pour sa sévérité aux examens. Il habitait, près de la Faculté, une maisonnette entourée d’un jardin spécial. Là, avant qu’aucune plante eût poussé, de petites étiquettes de bois fichées en terre indiquaient quelle serait cette fleur, portaient un nom baroque qui nous renvoyait aux nombreux ouvrages descriptifs de Bouze. J’ai passé là des heures agréables. Je jouissais de la solitude. Je m’installais devant une plate-bande future. J’y savourais l’image de cette dure éducation morticole, qui déclare aux esprits en graine « Tu seras ceci ou cela ; nous te classerons de telle manière », et obtient des produits artificiels et monstrueux. Un petit pas frôlait le gravier humide : une étudiante, un livre sous le bras, constatait l’état du parterre, étudiait sur l’emplacement vide.

J’étais fidèle aux promenades botaniques de Bouze. On partait dès l’aube, au nombre de deux ou trois cents, empilés dans un chemin de fer. Nous remplissions le compartiment de nos cris et de nos chansons. Cette gaieté factice et sans objet était la réaction contre l’horrible existence qui nous enserrait, le débat de la vie en face de la mort, comme un coq allègre sur les tombeaux. Je distingue encore ces bouches agrandies de mes camarades. J’entends ces refrains stupides que l’on reprenait en chœur. Bouze ne s’occupait pas de nous, tout entier à sa passion qu’il allait enfin satisfaire. Nous traversions, par la brume matinale, cette campagne maudite et pelée qui s’étend autour de la ville. On apercevait un hôpital-prison, une maison de fous. Alors c’étaient des exclamations, des hurlements. On racontait les infamies qui s’y passaient, les arrestations arbitraires, la façon dont tel ou tel Morticole riche avait acheté la conscience de deux docteurs, et s’était débarrassé de sa femme, de sa maîtresse, d’un parent compromettant. Cette jeunesse trouvait de pareilles mœurs