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je me trouvai ramené à Trouillot, brusquement. Chaque table portait un cadavre. Groupés autour d’elle, cinq ou six jeunes gens s’acharnaient aux bras, aux jambes, au ventre, à la tête, et tiraient à eux une parcelle de débris humain, en fumant la pipe et goguenardant. Parfois une altercation éclatait. On se jetait une main, un pied, un morceau de cervelle. L’odeur était fade, non repoussante, car, pour éviter cette mort que propage la mort, on avait empli d’une graisse antiseptique les artères et les veines du sujet. Il me fallut m’asseoir sur un escabeau, tirer de la poche de ma blouse une petite boîte de bistouris, et fendre maladroitement la peau. Je considérai la viande proposée à nos investigations scientifiques. C’était un homme. Le cuir du visage, absolument collé sur les os, était grumeleux et gris, autant du moins que me le laissait entrevoir Julmat qui le déchiquetait fiévreusement. À ma droite, la zélée Mlle Grèbe m’interrogeait sur les muscles de la jambe, qu’elle ne parvenait point à séparer ; quand la graisse nous embarrassait, nous en faisions de petites boulettes jaunes que l’on raclait sur une soucoupe. Aux murs de la salle étaient suspendues des planches coloriées représentant les diverses parties du corps. J’appris à distinguer les nerfs des vaisseaux, à suivre les fines ramifications de ces arbustes qui parcourent nos tissus, y portent le sang ou les impressions tactiles. J’appris à connaître les muscles qui participent à tel ou tel mouvement, les os nombreux où la vie prend appui. Je me répétais sans cesse : « Quelle erreur bizarre est celle de tous ces gens-là, qui s’imaginent plus renseignés parce qu’ils ont détraqué la montre, étiqueté les parties du mystère ? » Fléau de l’habitude ! Bientôt je traversai sans répugnance des rangées de cadavres ; je voyais des femmes, courbées sur ces chairs dégoûtantes, nettoyer les tendons et les muscles, tellement attentives a leur besogne qu’elles paraissaient des anthropophages.

Pour nous distraire de ces tristesses, nous avions la