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saumâtre, bien que filtrée et débarrassée des microbes. Le vin venait non du raisin, mais de la chimie ; et la viande d’animaux malheureux, qui avaient toujours souffert, empoisonnait l’intestin.

Les après-midi se passaient aux cours. Au milieu de bancs disposés en cercle et en gradins, surgissait la chaire magistrale, flanquée d’un tableau noir. Cette disposition ronde et étagée, dite amphithéâtre, est universellement répandue chez les Morticoles. Elle vaut pour toutes les assemblées, depuis les collèges jusqu’aux Parlements, en passant par les hôpitaux, les prétoires et les Académies. Dès qu’on la voit, on peut s’écrier : « Voici le gîte des préjugés et du mensonge ! » Elle m’était si bien entrée dans les yeux, que, même après mon départ, j’eus du mal à m’en débarrasser, et souvent, dans mon sommeil, je reconstituais en rêve les étages d’auditeurs, la chaire, les devises et les bustes fixés aux murs. Certains cours nous enseignaient dans l’histoire une succession de faits héréditaires. On n’y parlait que de révolutions, d’incendies, de massacres, de noyades considérés comme l’origine de la Liberté, de l’Égalité et de la Fraternité. D’autres traitaient de jurisprudence. On nous exposait le droit compliqué et contradictoire des Morticoles. Ceux-ci considèrent les criminels comme des fous et des irresponsables ; néanmoins ils les punissent de mort, quand ils n’appartiennent ni à la caste des docteurs, ni à celle des riches, lesquels s’en tirent en donnant de l’argent. Ce dernier moyen s’appelle circulation de la richesse, les pauvres payant pour tout le monde. Un troisième professeur nous vantait l’industrie et le commerce des substances toxiques, la bonté des grands directeurs et actionnaires d’usines, qui consentent à faire vivre un nombre considérable d’ouvriers malades, la nécessité d’un luxe insolent, source de profits pour la masse, l’admirable mécanisme du Secours universel qui ne laisse personne dans le besoin. Il célébrait en outre la générosité et l’abné-