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Mais mon sentiment d’orgueil fut vite dissipé par le trouble où me jeta sa question : « Comment sont vos matières et en général celles de vos camarades ? » Il fallut plusieurs minutes et autant de circonlocutions pour que le plus intelligent comprît, et alors je fus en proie à un rire inextinguible qui se communiqua à mes compagnons, quand je leur traduisis le problème en langage vulgaire. Crudanet et les siens nous fixaient en dessous de leurs petits yeux méfiants. Un peu calmé, je répondis que je connaissais peu mes matières et que je les oubliais à mesure, que c’était notre habitude à tous de jeter aux requins sans y prendre garde l’excédent de nos digestions… Le docteur m’arrêta : « C’est bien, relevez votre manche. » Aussitôt, à peine le temps de blasphémer, il m’avait fait à l’avant-bras cinq ou six piqûres d’un vaccin fort douloureux qu’il avait jusque-là adroitement dissimulé dans sa main. Les autres subirent la même opération. À ce moment le brave Sanot remontait. Le délégué lui dit : « Vos hommes et vous, capitaine, ne souffrez pas d’un mal déterminé, mais d’une fatigue qui, chez quelques-uns, est douteuse. Mieux vaut, dans ce cas, s’astreindre à la quarantaine. Nous vous enverrons des vivres sanitaires. Reste la visite du bâtiment. »

Les cinq s’éloignèrent, suivis de quelques-uns d’entre nous, prêts à ouvrir les cloisons étanches et à manœuvrer devant eux les machines. La manche encore relevée, nous déplorions cette funeste nécessité de la quarantaine qui frappait des hommes bien portants, désireux seulement de manger. Nos provisions étaient à peu près complètement épuisées ; que valaient ces vivres sanitaires ? D’ailleurs nos virulentes piqûres commençaient à nous brûler et démanger. Plus d’eau douce à bord, et l’un, ayant trempé son bras dans la mer, l’en sortit aussitôt rouge et gonflé. J’eus le sentiment net que nous étions tombés sur des êtres effrayants, hors de l’humain, malgré leurs manières demi-affables, en dépit des deux pieds qui les portaient : « Nos