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« Vous venez d’un pays heureux, Canelon ! Je me demande pourquoi vous n’y retournez pas au plus vite. Moi, je suis né dans un monde détestable et injuste, et j’apprends ici, j’apprends avec précision, avec délice, à empoisonner, détruire, massacrer. Ces tubes, ces cornues, ces flacons, qu’est-ce qu’ils contiennent tous ? La mort, la mort… et la délivrance ! Il faut savoir s’en servir, de ces dociles libérateurs ! Un beau jour ils trouveront des formules si neuves et si hardies, nos maîtres, qu’ils se disperseront dans l’espace, eux et la cité entière. » Il riait d’un méchant rire qui montrait ses dents blanches et je trouvais alors au laboratoire une signification diabolique. Il me rappelait une peinture de chez mes parents, représentant le purgatoire, où grouillaient aussi de fantastiques instruments destinés à torturer ceux qui ne sont pas tout à fait damnés.

Aux travaux de physique, même personnel, même tableau noir couvert de formules. On nous enseignait à fabriquer un thermomètre, à le graduer, à le peser dans une balance de précision, comme si l’erreur n’était pas inséparable de l’esprit humain, et comme si les causes de cette erreur n’augmentaient pas avec les efforts mêmes qu’on fait pour la fuir. Je tournais nonchalamment la roue d’une machine électrique et cudanienne dont Julmat et Mlle Grèbe admiraient les étincelles en zigzag.

Les leçons de botanique et de zoologie m’intéressaient davantage. D’abord j’avais devant moi un peu de vie et non plus un appareil ou un poison. On nous faisait copier des fleurs, besogne stupide et vaine, ou disséquer des animaux. Je me vois, immobile et attendri, devant un muguet ratatiné : « Pourquoi t’a-t-on arraché ? pensais-je. Pourquoi vais-je maintenant te découper et te mettre sous le microscope ? Il valait bien mieux te laisser vivre et mourir à la place que t’avait choisie la Providence. Quelle insanité de déranger les êtres de leur destination, de les massacrer, de les torturer ! » Quant au colimaçon, au hareng et à l’huître, que le programme de la leçon m’or-