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daient des tables de marbre chargées de substances vertes, jaunes, rouges, noires ou incolores que je n’abordais qu’avec une crainte extrême, les sachant toutes explosives et vénéneuses. Nous devions mélanger les sels et les bases, les transvaser d’un verre dans un tube et réciproquement, jusqu’à ce que nous fussions arrivés à la confection d’une de ces infectes drogues que l’on inscrit sur les ordonnances. On se trompait, on mettait trop d’acide, on répandait la précieuse poudre, et, à la fin des deux heures de manipulation, on obtenait une mixture innomable. Chaque demi-heure, passait derrière nous un nabot triste et enchifrené comme s’il avait le nez plein d’eau. Il nous interrogeait ; on répondait de travers ; il prenait quelques notes et s’éloignait. Moi, je ne comprenais point quel intérêt on trouve à extraire, par des procédés compliqués, des alcaloïdes dangereux de tous les minéraux, de toutes les plantes, de tous les organes animaux. Il est remarquable que la plupart de ces essences possèdent des propriétés terribles et néfastes à l’homme, comme si la nature se vengeait de ce qu’on la martyrise pour tirer d’elle des forces qu’elle a sagement réparties en douceur et disséminées. Chaque venin vient d’un mal. Je communiquais mes réflexions à mes voisins immédiats, une jeune fille boulotte et poupine, Mlle Grèbe, et Julmat, grand garçon zélé ; ni elle ni lui ne me comprenaient et ils m’objectaient en souriant ma qualité d’étranger. Il ne se passait pas de jour qu’une détonation ne retentît, qu’un étudiant ne risquât d’être aveuglé par un mélange subitement furieux, qu’un autre n’eût le doigt brûlé par un acide.

Les Morticoles, chez qui la méchanceté est endémique, comme la rage d’instruction universelle, me semblaient fous d’inculquer à tout le monde des connaissances périlleuses, susceptibles de se retourner contre l’organisation sociale. Je voyais près de nous un jeune homme nommé Savade, au large front, aux cheveux plats, aux yeux verts singuliers, qui me tenait d’inquiétantes conversations :