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obéirons ponctuellement. » Les trois aides plus jeunes eurent un narquois plissement des lèvres qui signifiait sans doute l’impossibilité de ne pas obéir, et, jetant les yeux sur la galère venue à notre rencontre, j’y vis étinceler de place en place des rangées de canons fort persuasives.

Cependant un doux soleil ridait la mer de sourires et nous espérions la fin de nos tribulations. Le délégué Crudanet ne sourit pas, lui. Il envoya un de ses acolytes chercher dans la chaloupe une grande boîte noire au lugubre blason des Morticoles. Il l’ouvrit avec précaution sur le pont que balançait le remous de courtes vagues clapotantes. Le capitaine était descendu s’occuper de quelque besogne et nous restions, les quarante hommes d’équipage, en face de ces quatre inquiétantes énigmes. Leur chef choisissait parmi sa caisse une variété de bizarres appareils qui encombraient ses mains menues et pâles, si bien que je m’avançai pour le débarrasser. Alors il eut un sursaut brusque et un regard si farouche que je reculai. Il se rapprocha. Sans mot dire, il m’entoura le cou et les poignets de tubes de caoutchouc, lesquels communiquaient à une boîte qu’il me plaça sur le dos. Puis il me fit tousser, cracher, renifler, compter, observant sa manivelle avec une attention extrême : saisi de crainte et stupide, je ne bougeais pas plus qu’un mort. Cependant ses aides traitaient de la même façon mes camarades. Ensuite on nous enjoignit de nous tenir tous sur un pied en fermant les yeux. On nous saupoudra la langue d’une horrible composition amère qui remplit la bouche de salive. Après quoi, Crudanet et son équipage se tinrent à l’écart et nous osions à peine nous communiquer notre ennui et notre dégoût. Ils causaient si bas qu’aucune parole ne nous parvenait, malgré que l’air fût limpide, à peine animé d’une brise légère. Je perçus néanmoins ceci : « Je vais demander au plus intelligent », et le délégué chef vint à moi.