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gestes. Deci, delà, enfants adultes et vieillards ânonnaient des syllabes sans suite : « Ba ba… To… To… Zo zi… Ru… Ré… », riaient niaisement, bras dessus, bras dessous, ou nous dévisageaient d’un air de fureur. « Que de mouvements inutilisés ! m’écriai-je. Tous ces fantômes dépensent en pure perte la vie que Dieu leur a prêtée. — Les automates sont punis, me répondit Trub. Tics, saccades et tremblements rappellent la trépidation des machines auxquelles on emploie les malheureux. Ils gardent l’empreinte et le rythme de leur profession. Ces animaux d’acier qu’ils fabriquent et utilisent leur donnent leurs formes en détraquant leur organisme. »

En montant l’escalier qui conduit aux salles de Foutange, nous croisions des groupes d’instables danseurs. Mais leurs yeux fixes et leurs gambades de pantins ne manifestaient point l’allégresse. Nous vîmes un homme grand et maigre, qui descendait les marches avec précaution. Quand il passa près de nous, il nous lança un regard infini. Il signifiait, ce regard-citadelle, ce regard-foule, ce regard-présage : « Je souffre et j’ai souffert de douleurs innombrables et je suis resté conscient de moi-même. Mon mal est moins apparent que les autres, qui portent des masques comiques ou tragiques. Il est intérieur ; vous ne le comprendrez pas, messieurs. Il frôle la conscience. Il est religieux, de rédemption ; la foi seule pourrait le calmer. Il dépasse toute science ; il est l’image de maux futurs, bien plus terribles, parce qu’ils ne seront pas dans le geste, dans le tic, dans l’allure, mais qu’ils pourriront au bas abîme de l’âme, tels ces cadavres trop profonds qu’on ne devine qu’à l’odeur fade… »

L’antichambre propre du service est environnée de vestiaires et d’armoires où les étudiants déposent leurs blouses et leurs livres. Au milieu, s’allonge une table destinée aux chapeaux et parapluies. Car Foutange excite une vaste curiosité. Les Morticoles viennent là en partie de plaisir, voient travailler les malades, et souvent em-