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morgues, de convois funèbres, de charniers ouverts à tous les vents et à tous les regards ; les lamentations entendues à travers les sifflets des chemins de fer, les bourdonnements des tramways ; la corruption des femmes à genoux devant des médecins obscènes et adroits ; la faiblesse des maris, menacés du cabanon et de la camisole de force au moindre signe de résistance ; les alcools, la morphine, l’éther, la bande farouche des opiacés, squelettes agitant des images brillantes, qui portent la joie dans un linceul ; la haine des pauvres et des riches ; la précocité des enfants dont l’imagination est journellement souillée ; une éducation intensive qui surcharge et trouble la puberté, en fait sortir le crime, le désespoir et le suicide ; des fléaux périodiques que l’hygiène attise plutôt qu’elle ne les combat ; une presse vénale uniquement occupée à signaler ou dissimuler les épidémies ; enfin une atmosphère générale d’angoisse qui flotte sur la contrée — telles sont les causes les plus apparentes qui remplissent de pauvres le service de Foutange et de riches sa clientèle privée. Toutes ces formes de la surexcitation cérébrale et du manque de sommeil s’inscrivent sur le corps humain en maladies extraordinaires dont Foutange et d’autres s’acharnent à déchiffrer les signatures. Il est juste d’ajouter qu’ils les exaspèrent, les cultivent comme des plantes rares, ne s’occupent jamais de les atténuer, mais toujours d’en tirer profit ou gloriole.

Contournant le laboratoire d’électricité, nous atteignîmes un grand vestibule aux portes battantes, où commence l’empire de Foutange. Là défilent du matin au soir, au milieu de cris et de bousculades, une multitude de femmes en jupons, camisoles grises et savates, corps meurtris dans des lainages rudes : des vieilles toutes blanches ont échappé aux efforts réunis du mal et de la pauvreté : épaves de la vie, gâteuses, branlant la tête, chevrotant, la langue dehors, elles répètent la même perpétuelle phrase monotone qui est leur unique horizon moral : « Bonjour, l’ami. — Eh, joli brun. — Viens, ma guitare. » Paroles