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Je visitai le service de Wabanheim, vieillard trapu, au front puissant, aux yeux cernés, à la parole brève, avide d’argent, de plaisirs et d’honneurs. Chaque jour il invente de nouvelles drogues qui lui permettent de réaliser des bénéfices considérables chez Banarrita, le pharmacien auquel il envoie ses clients. Comme les riches seuls lui importent, il a contre les pauvres, qui lui volent son temps précieux, des colères féroces, et les traite comme des animaux. Il est hautain même avec ses élèves, ce qui n’est guère dans la tradition des Morticoles. Il leur recommande d’acheter ses ouvrages, dont la connaissance est indispensable aux candidats, et qui sont, eux aussi, une pure spéculation de librairie, car Wabanheim les fait bâcler au rabais par des médecins jeunes et de peu de ressources.

Au deuxième étage de l’hôpital Typhus, les salles du chirurgien Tartègre occupent une enfilade d’arceaux. Tartègre est un maniaque. Il opère très peu, mais avec tous les raffinements de cette science que les Morticoles appellent antisepsie, c’est-à-dire lutte contre les animaux microscopiques, en qui, lors de mon voyage, ils voyaient la cause de tous les maux. Ils adoptent ainsi périodiquement de vastes hypothèses qui modifient leurs connaissances de fond en comble. Après un stade de lutte, ces théories deviennent un dogme, un article de foi qu’on ne peut plus renier, sans être tenu pour un âne et un hérétique. Il est curieux que la religion prête ses formes aux esprits irréligieux. Alors ce peuple incrédule les supporte avec peine, s’en dégoûte et cherche un autre système qui détruit le précédent, le remplace et règne à son tour. Les doctrines dont ils se targuent ne sont donc qu’une suite de ruines méprisées par les jeunes générations et dorées par le soleil de l’indifférence. Or Tartègre s’appliquait à chasser les microbes. Il craignait l’eau qui les humecte par millions et l’air qui les héberge par milliards, le bois, le linge, le papier, la pierre, tous les métaux. Ses malades étaient isolés dans des cages de verre et perpétuellement aspergés