Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/17

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

convention ; mais nous n’y comprîmes rien, fatigués que nous étions et surpris par l’extraordinaire aspect du messager. C’était une galère sombre, qui portait un immense pavillon noir sur lequel était gravée une tête de mort d’une blancheur éclatante. Le désarroi de nos estomacs, l’inquiétude et la vue de cet angoissant navire nous rapprochèrent du surnaturel tellement que mes camarades frissonnaient et que moi-même j’entendais le bruit de castagnettes dans mes mâchoires. Alors le capitaine qui, s’il savait très mal la conduite pratique d’un bâtiment, avait des lumières étendues, nous dit d’une voix rassurante : « Je connais ces couleurs ; encore qu’elles soient lamentables, elles nous présagent un heureux destin. C’est le drapeau des Morticoles et nous touchons à leur pays ; nul havre plus sain ne pouvait s’offrir à nos corps délabrés. » Et, tandis qu’une étroite embarcation se détachait du bâtiment, noire elle-même et portant en petit le pavillon à tête de mort, Sanot nous donna quelques détails sur cette contrée où nous avait dirigés son ignorance : « Les Morticoles sont des sortes de maniaques et d’hypocondriaques qui ont donné aux docteurs une absolue prééminence. D’après ce qu’on m’a dit d’eux, leur Faculté de médecine est à la fois un parlement, une diète et une cour de justice. Les seuls monuments sont des hôpitaux et chacun y suit un régime. Bientôt, au reste, nous serons renseignés. »

La chaloupe approchait du bord ; elle accosta doucement, et montèrent sur le pont quatre inoubliables personnages. L’un d’eux marchait en avant, à petits pas, détaché du groupe, comme pour nous prévenir du rôle capital qu’il jouerait dans notre séjour. Il était de taille moyenne, possédait une figure fade et louche, deux yeux ternes qui regardaient de côté, une moustache tombant vers la barbe, laquelle convergeait en pointe fine, l’ensemble d’une couleur indécise et pisseuse. Car le poil de cet homme dissimulait son âge, comme son âme dissimu-