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il venait souvent raviver à la salle de garde les souvenirs de son passé d’étudiant, chercher des prétextes à sa jovialité célèbre : « Mais, c’est Rosalie ! dit-il. — Et son visage plissé devint trois fois plus hilare encore. — Tu travailles toujours dans le système nerveux, ma fille ? En as-tu fait avaler des bourdes à Foutange ! Allons, pique-nous une attaque. » Aussitôt cette femme se renversa en arrière, rugissante, et s’agita, se disloqua, prenant tantôt la forme d’un arc, tantôt celle d’un fouet recourbé, lançant ses jambes et ses bras dans toutes les directions, claquant des dents, grondant de la gorge, s’exorbitant les yeux. Je frémissais dans mon coin. Gigade était malade de rire : « Non, impossible de mieux simuler ! Satanée bourrique ! — Et il lui envoyait des coups de pied. — J’ai connu Lucie, Madeleine et Félicité. J’ai connu la grosse Toupin, la petite Poivre qui nous jouait l’hypnotisme à l’état de veille, la plus rare des hypnoses. Jamais je n’ai retrouvé la perfection. Du courage ! Aux attitudes passionnelles, maintenant ! Quel malheur que je n’aie pas la haute taille, le pardessus de caoutchouc et les favoris de Foutange pour m’écrier : Considérez, messieurs, l’extase, la prière, coutume surannée qui revit pour nous par les muscles de cette enfant nerveuse ! Considérez la colère, ces poings crispés, ces regards furibonds ! Considérez la pudeur, tant de charme et de retenue chez la dévergondée de tout à l’heure, car cette Rosalie est une fille publique, messieurs, et son mal est héréditaire, puisé dans l’alcool de son père, la folie de son aïeul, l’épilepsie d’un oncle, l’arthritisme d’une tante. Or elle est enceinte, la malheureuse, enceinte d’un produit qu’affligeront l’arthritisme, la folie, l’épilepsie, l’hystérie ! » Tandis que Gigade, monté sur une chaise branlante, déclamait à la façon de Foutange et que les internes s’esclaffaient, tellement que plusieurs pipes tombèrent, Rosalie, grisée par le succès, prenait les attitudes qu’indiquait le tonitruant professeur. Elle gigotait à terre. Son peigne se