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celle de mes souvenirs. Pour quelques heures, la fièvre de mon adolescence va renaître. Qu’elle soit la bienvenue !

J’étais un solide gars de dix-sept ans. J’habitais avec les miens une chère petite maison, près des faubourgs tumultueux et de la mer bruissante. J’avais reçu l’habituelle éducation de notre cité, laquelle, j’ai pu m’en convaincre au cours de mes voyages, est certes la meilleure de toutes. Chacun se porte bien, respire un air alerte, fait son devoir en chantant. Fils d’artisans, j’allais à l’école deux heures par jour. On m’y apprenait surtout à aimer mon semblable, à honorer la Providence, à arracher de mon cœur les sentiments mauvais qui poussent dans les prairies naturelles de la sagesse et de la joie : « Vous venez ici, nous disait notre excellent maître, moins pour étudier des sciences vaines et précaires que pour faire votre toilette morale et sentir en tout la beauté. » Ensuite je m’occupais à domicile de notre agréable métier qui consiste à tresser des corbeilles et menus objets de vannerie. Le reste du temps je jouais, je me promenais, je faisais des lectures. Le malheur fut que plusieurs de celles-ci traitaient de voyage et de navigation. Elles m’animèrent tellement que je suppliai mon père de me laisser courir un peu le monde avant de m’engager pour toujours dans la vie familiale. Il eut la faiblesse d’y consentir.

Je m’embarquai sur le Courrier, grand navire qui faisait le commerce avec les contrées les plus lointaines. Il y avait à bord trente matelots et dix comptables dont j’étais. Le capitaine, un brave homme râblé au visage rouge et jovial, nommé Sanot, manquait d’expérience, car, après une première escale, il perdit complètement sa route et nous parcourûmes cinquante-six jours une mer libre et désolée, réduits à consommer en partie les vivres dont nous comptions faire le trafic. Nous commencions à perdre courage quand la terre fut enfin signalée.

Un petit point qui grossit vite vint à notre rencontre. À quelque distance il stoppa et nous fit certains signaux de