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rains vagues, pelés et solitaires où fumaient de place en place des cheminées d’usine. Le crépuscule commençait. Nous marchions sur des chaussées défoncées et boueuses. À distance j’aperçus un gros bourg : « C’est, me dit Trub, une des nombreuses villes d’eaux. Les Morticoles habiles mêlent aux sources naturelles, à l’aide de procédés spéciaux, certaines substances chimiques parfois inoffensives et fondent ce qu’ils appellent une station thermale. Alors ils s’entendent avec un docteur célèbre et s’attachent plusieurs de ces médecins qui pullulent dans la capitale et n’y trouvent pas leur subsistance. La comédie s’engage. Moyennant une redevance annuelle, le Boridan ou l’Avigdeuse ou le Clapier envoie sa clientèle à ses jeunes confrères. Il explique à ses malades que la kyrielle des remèdes pharmaceutiques ne suffit point à les guérir, qu’à tel endroit on vient de découvrir une source minérale douée de propriétés merveilleuses et certaines. Les naïfs font leurs malles, se transportent dans ces coûteux établissements et absorbent, pendant une période déterminée, des verres d’eau, des bains et des douches à diverses températures. Ils boivent aussi l’illusion. Mais ils deviennent la proie d’hôteliers rapaces et des cupides médecins de villes d’eaux. Ils sont bernés, tondus, exploités avec méthode, cependant qu’on leur vante la source et ses vertus miraculeuses. S’ils avouent n’éprouver nul bienfait, on leur répond : « Ce sera pour l’année prochaine ; l’eau n’agit qu’après deux saisons. » Se plaignent-ils de souffrances nouvelles, on leur objecte que c’est l’effet d’une première cure… »

Devisant de la sorte, nous atteignîmes une construction sinistre, haute et grise, isolée dans la nuit. Au-dessus de la porte, une lanterne rouge éclairait ce mot : INCURABLES. Donc les Morticoles ont la cruauté d’inscrire ces irrémédiables syllabes au fronton des asiles. Ils suppriment l’espoir, attente dorée du ciel, l’espoir qui délie la douleur, et qu’accélère la fièvre, qui ouvre de ses blanches