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de véritables massacres. D’après Trub, on plonge les malheureux, sous prétexte de désinfection, dans des huiles phéniquées bouillantes où ils se dissolvent bientôt. Avec leur décoction se fabrique la cadavérine, substance d’éclairage extrêmement claire, inodore et agréable. Dans la flamme de la lampe revivent et crépitent ainsi quantité de petites âmes épidémiques. Les plus dangereux, les lépreux, cholériques, etc., sont comprimés entre des cloisons d’acier. L’amalgame de chair et de sang produit une mixture résistante qui sert au mobilier et qui s’appelle cléra, par une abréviation linguistique curieuse. Les rougeoleux sont employés à une teinture qui s’obtient en leur écrasant, dans de la benzine, la tête et les parties colorées : « Ma cravate en est imprégnée », ajouta Trub négligemment. Ces éclaircissements m’étaient donnés parmi le tumulte et la bousculade. De temps à autre, un riche, affecté d’obésité, agité par un tic ou ramolli par une congestion, passait en superbe équipage, et l’on voyait à la portière sa tête douloureuse, effrayée. Alors c’étaient de sourds grondements de colère : « Il balade sa carcasse. — C’est fait avec nos misères, son carrosse ! — Rentre ta gueule, repu ! » Nous débouchions sur la place du Parlement. De là devait partir le cortège, composé des ratés politiques, des Académiciens, des médecins de la Faculté, du Secours universel et des juges. Chaque année, cette cérémonie donnait lieu à des discussions et rivalités effroyables, tant les Morticoles ont développé le sentiment vaniteux de la hiérarchie et des préséances, adorent la pompe, les discours, les estrades, tout ce qui hisse, décore et panache la stupidité et la faiblesse humaines.

J’entendis des murmures de curiosité joints à des rumeurs furieuses, car la foule est naturellement hostile à ces docteurs qui la tyrannisent, l’exploitent et organisent des fêtes à ses dépens. Une nuée d’agents de police nous refoulaient avec violence, s’attaquant de préférence aux femmes, dont ils tordaient les seins, et aux enfants, dont ils