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Comme la plupart sont des hôpitaux ou des prisons, ce masque de brouillard n’avait rien de désagréable. Il se dissipa un peu, cédant aux nuages lourds des usines. Nous longions des canaux lamentables. Sur ce quai, point de galères noires, mais des bateaux marchands. Des larves déguenillées déchargeaient des futailles. Leur station sur deux pieds semblait un instable équilibre. C’étaient nos malades d’hôpital, mais plus tristes encore au grand jour, au grand air. La joie n’était nulle part, ni dans l’horizon limité par des tuyaux de cheminée, ni dans les eaux mortes du canal, ni dans les vastes hangars de bois où s’empilaient des marchandises qu’aucun de ceux qui les avaient apportées ne consommerait. Trub me désigna une armée de petits barils bleus : « Regarde ces monstres. Ils renferment une liqueur, l’absinthe, avec laquelle les pauvres se grisent pour échapper aux tortures de la vie. Pendant quelques heures, ils ne respirent plus l’âcre parfum du charbon et du cuir tanné, ils ne voient plus le ciel lamentable. Ils ne sentent plus leurs muscles brisés. Mais chacun de ces récipients enferme au moins cinq folies, dix crimes et vingt suicides, et, comme ici on jouit de l’hérédité, il sera porté, ce fardeau, par les épaules de quatre ou cinq générations où il laissera sa marque ineffaçable. Ces sinistres enfants, qui rôdent autour de nous, sont les fils de l’absinthe. Ce sont leurs papas, ces tonneaux au ventre homicide, des papas verts, bleus, de toutes les couleurs, de sales alcools que l’on distille là-bas, dans ces fabriques… »

Nous étions arrivés à un faubourg grouillant. Des voitures à bras encombraient les chaussées, couvertes de légumes étiques, pauvres et fripés eux aussi. Toute la foule affairée sentait le vin, la sueur, la friture, le mélange d’haleines faméliques, et se coudoyait en silence, car la misère rend les cris plus rares. Ils gisaient là, sur les charrettes, les morceaux de viande douteuse qui prolonge la vie de quelques heures, remplit à moitié les flasques intestins que dévide ensuite Trouillot. Je voyais tous ces