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soir, nous sommes arrivés au bal en retard d’une heure. » Alors, notre client, qui jusque-là s’était laissé tripoter et déshabiller dans un silence égal à celui de Mouste, roula des yeux ronds, agita sa langue énorme et pâteuse : « F’est que. F’est que. J’peux pas mettre mes bre… bre… mes bretelles… » Il eut une grimace niaise. « Après une séance d’étirage, la névralgie cède, fit lestement Boridan. C’est ça qui vous tracasse surtout, hein ? cria-t-il à cette loque vivante. — Voui… Voui… mes bre… telles. » Avigdeuse ricanait derrière son lorgnon. Il prit mon maître à part. « C’est une bonne petite paralysie générale. Ne craignez-vous pas que… ? » Le reste se perdit dans des gestes de dénégation de Boridan, qui se tourna vers moi : « Apportez la manivelle ; ici, ce sera plus commode. » Je trimballai la double potence et la couchai par terre dans le cabinet. La dame m’avait suivi et me harcelait d’une voix sèche et changée : « Gare au tapis…, au lustre…, à la commode ! » Quand j’eus ajusté les caoutchoucs, nous saisîmes le patient qui geignait et réclamait des épinards. On étendit le corps presque nu sur la claie. On attacha les poignets et les chevilles. Je tendis les ressorts. Il se mit à beugler. Boridan tira sa montre : « Pendant un quart d’heure ! Allez-vous-en, madame. Cela vous impressionnerait. J’espère un bon résultat. »

Elle partie, Mouste et Cercueillet considérèrent ahuris le bonhomme qui gigotait entre ses bois. Quignon surveillait la manœuvre. De temps en temps, je donnais un tour de plus aux caoutchoucs : « Écoutez donc, Boridan, dit tout à coup Avigdeuse avec un soupir, comme s’il déchargeait un fardeau de conscience, c’est très gentil, cette histoire ; mais, si vous demandez deux mille, je vous imite. Je ne sais pas pourquoi je me dérangerais à vil prix. Tout ceci est la faute de Mouste qui n’a pas posé nos conditions d’abord. » Mouste indiqua par un geste qu’il n’y avait pas songé : « Prenez garde, ce lien se desserre. — Et Avigdeuse, de la pointe de son soulier verni, toucha un bras du pauvre