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quets se jeter sur le persil comme les chats sur la valériane. C’était triste, dégoûtant et malsain. La cité se remplissait de miasmes. D’où des épidémies ridicules. »

Trub distrait continuait son inspection. Je remarquai que les tapisseries montraient des hommes et des femmes se précipitant du haut d’un balcon doré et que beaucoup de bibelots avaient la forme de couteaux ou de fioles. Malamalle parlait avec volubilité et me frappait les cuisses de sa large main, comme pour enfoncer les arguments : « On retrouvait dans les placards des gens morts depuis dix jours. On ramassait sans cesse des billets ainsi conçus : Je me tue ici le… Les marchands de charbon ne suffisaient pas aux demandes des futurs asphyxiés. La corde montait de prix. Comment réprimer le suicide ? La pénalité n’y fait rien. On peut se détruire avec tout et il n’est rien autour de l’homme qui ne soit homicide. C’est alors que quelques philanthropes, dont j’étais, ont eu l’idée géniale de réglementer cette détresse. Ainsi naquit l’institut que je gère. Nous prenons en pension les désespérés. Nous leur apprenons à sortir proprement du monde, à éviter cette anomalie de quitter dans la douleur une existence qu’ils fuient parce qu’elle est douloureuse. Nous avons une riche et abondante clientèle, d’excellents professeurs. Nos affaires vont très bien. Il y a des essais loyaux, quelquefois des ratages. Certains épouvantés par une première tentative, nous souhaitent le bonjour et reprennent le courant de la respiration. Mais la plupart, au bout de huit à dix jours, montent gentiment à leurs chambres et s’imbibent de chloroforme, comme on le leur a enseigné, ou bien avalent leurs gouttes de poison. Les amoureux de l’antique s’ouvrent les veines dans des bains tièdes et parfumés. Ces suicides-là ne comptent pas, premier avantage. On ne les porte pas sur les statistiques et vous savez que nous autres Morticoles ne marchons qu’avec cette science merveilleuse, par laquelle le blanc devient noir, le rouge jaune, et qui répond à tous les argu-