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noyés noirs qu’on sort du fleuve et des égouts. On y trouve aussi les fœtus et les nouveau-nés que leurs parents confient aux vidanges. C’est le royaume de l’hilarant Gigade. Il habite ce palais ainsi que ses élèves et prépare ses rapports soumis aux tribunaux. La recherche des coupables aboutit rarement. En revanche, on est toujours fixé sur la technique des meurtres. Veux-tu entrer ? — Je refusai énergiquement. — Tu as tort. Trouillot n’est rien auprès du gardien-chef. J’ai savouré des spectacles sans nom, des gelées de chair sanglante, des cheveux collés, des morceaux de barbe dont je rêvais pendant huit jours. Dès qu’une catastrophe se produit, et chaque progrès déchaîne un fléau neuf, on amène ici les victimes. Il faut voir la joie de Gigade. Il saute et plaisante ; il secoue les brûlés, les écrasés, les pendus ; cependant les familles viennent reconnaître les détritus. Elles se trompent. Elles emportent une jambe ou un bras qui ne leur appartient point, qui ressort du monsieur à côté. »

La nuit était venue quand nous montâmes les degrés d’une construction bizarre qui tenait de l’église et du couvent : « Nous dînons ici, affirma Trub. C’est l’École du suicide. Le gérant est mon ami. Ne t’étonne de rien. »

Après une courte attente dans un luxueux vestibule décoré de poignards et de flèches, le gérant lui-même, colosse brun, nommé Malamalle, nous ouvrit la porte d’un petit salon. Trub m’ayant présenté familièrement à lui, Malamalle fut très cordial : « Monsieur, vous êtes bien aimable d’avoir accepté une invitation sans cérémonie. Votre compatriote vous a sans doute donné quelques renseignements sur la maison que je dirige depuis une quinzaine d’années. — Je fis un signe négatif. — Alors, je tâcherai d’être bref et clair. » Il me poussa despotiquement dans un fauteuil, tandis que Trub, connaissant l’histoire, inspectait les magnifiques tapisseries et les bibelots qui garnissaient la pièce : « Vous avez déjà remarqué que la vie n’est pas précisément gaie chez les Morticoles,