Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/123

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


CHAPITRE V


Débarassés de nos besognes, nous sortîmes aussitôt après le repas. À peine dehors, je fus pris d’une espèce de vertige suivi d’un vif mal de cœur. J’étais enfermé depuis si longtemps ! Trub, pour me ragaillardir, m’entraîna chez un marchand de vins où je bus quelques gorgées d’un liquide brûlant et râpeux. Cet alcool concourt à l’empoisonnement et à l’abrutissement d’un tas de misérables que leur nombre rendrait dangereux, s’ils prenaient une conscience claire de leur état. « Ce que tu tiens dans ta main, me disait Trub montrant le toxique, est le plus sûr moyen de l’esclavage. Ce climat humide et malsain rend la boisson nécessaire. L’habitude s’en mêle, aussi le vague désir de se soustraire, ne fût-ce qu’une heure, et par un mirage mortel, aux réalités ambiantes, et voilà un homme perdu. Il rentre chez lui, rosse sa femme et lui fait un enfant rapide dont tu imagines l’avenir et la constitution. Heureux pays ! Mœurs charmantes ! »

Nous quittions le bouge par un temps grisâtre, assez doux. En quelle saison se trouvait-on ? C’était difficile à déterminer. Nous nous dirigeâmes vers le port par une allée couverte de bustes. Qu’ils étaient laids, ces morts de plâtre, de marbre et de bronze ! Comme leurs visages reflétaient la méchanceté, la sottise, l’infatuation ! Ils avaient l’air de narguer les passants, de nous crier : « Eh