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noms. Nous nous attendrissions et nous nous irritions ensemble. Qu’était devenue cette bonne face rubiconde de Sanot ? Avait-il été la victime d’un boucher ou d’un laboratoire ? Était-il maintenant, par petits fragments, hôte des bocaux alcooliques ou sous l’objectif des microscopes ? Avait-il été jeté, sort meilleur, dans un égout ou à la mer ? Les poissons et les cancrelats sont préférables aux médecins.

Trub était, comme moi, révolté des horreurs qu’il avait entrevues et qui lui avaient paru d’autant plus vives qu’elles contrastaient avec l’extrême bonté de son Dabaisse. Les traits charitables et délicats qu’il me cita de celui-ci me rappelèrent à chaque minute Charmide. Trub n’avait pas perdu sa gaieté. Nous nous parlions bas pour ne point réveiller les brutes qui ronflaient près de nous. Je ris de bon cœur à plusieurs de ses sorties contre nos Morticoles ; il me confirma dans l’impossibilité de nous enfuir actuellement : « Ils ont démâté et démoli notre brave Courrier. Il passe ici des bateaux de commerce, rarement il est vrai, car on redoute, dans l’univers entier, Crudanet et ses acolytes. Enfin, nous saisirons l’occasion propice. En attendant, unissons nos forces et consolons-nous l’un l’autre. » Quand Trub apprit que j’étais garçon chez Boridan, il fit la grimace : « Un expérimentateur, celui-là, une tête toute ronde et le poil rude. Mon pauvre Félix, tu auras de mauvais moments. »

Dès l’aube, je pris le chemin de la salle Torquisite, où trône le médecin Boridan. Je trouvai là Quignon, l’interne, qui fumait et plaisantait avec les élèves. C’était un vilain garçon, maigre, au nez retroussé et écrasé, à la voix nasillarde ; il citait sans cesse ses bonnes fortunes auprès des surveillantes et ne s’occupait point des malades, dont il regardait nonchalamment les pancartes. Il me donna quelques ordres brusques et contradictoires, et déclara que ce matin, par hasard, on verrait le chef. Après une longue attente, toute remplie par l’insupportable bagou des cara-