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affaissée, rongée par le besoin, limitée par la haine et la servitude. Sans doute je tiens de mes parents ; mais, plus qu’eux deux, je suis moi, Félix Canelon. On ne me reconstituerait pas en les pilant dans un mortier. Grâce à mon impressionnabilité, mes sens ajoutent à chaque seconde des petites boulettes de terre glaise à ma très personnelle statue. Ici, l’instruction est tellement répandue qu’elle enseigne aux enfants dès le berceau tout ce qu’ils doivent craindre des tares héréditaires. Aussi vos Morticoles ont-ils la sensation perpétuelle du prisonnier qui voit mener son compagnon au supplice, et prennent-ils en haine leurs ancêtres, causes de leur ruine, miroirs de leur propre destin. Dites aux gens qu’ils sont libres, qu’ils ne dépendent de personne et ils se croient libres, et ils le deviennent ; ils respirent leur air, mangent leur pain, marchent sur leurs jambes et pensent leurs réflexions. Dites-leur qu’ils sont en cage et ils se le persuadent ; ils admettent que leurs mouvements, leurs gestes, leurs idées sont réglés, administrés, préétablis ; ils se figent dans l’automate. Voilà où mène votre matérialisme. Vous n’êtes frappés que par les empreintes et vous les accentuez en insistant sur elles. Vous vous empêtrez de liens plus durs que la mort et vous les détaillez avec complaisance. Cet esclavage est votre œuvre et vous y ajoutez par l’étude. Ainsi tous ces êtres qui végètent dans la salle Bucolin, non des vivants, mais des demi-vivants, étaient à peu près les mêmes au même endroit il y a cent ans, et seront les mêmes dans cent ans ! Tout s’immobilise en horreur. Et vous vous irritez de ce que ces malheureux se refusent à vos constatations. Mais, parbleu, ils voudraient avoir une existence individuelle ! C’est cela qu’ils vous expriment gauchement, lamentablement par leurs réticences, leurs négations, leurs mensonges, leurs échappatoires : c’est leur besoin de renouveau, de révolution, leur zèle à partir du pied gauche en laissant derrière eux la douleur, le désespoir et la honte ; leur élan pour courir, bondir