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L’ABERRATION ROMANTIQUE

jeune actrice (l’« onge », je crois) pleurait dans les coulisses et Renan lui tapotait les mains, pareil à Caliban, consolant Ariel avant de le manger.

Or, de 1875 à 1905 environ, Renan a été dieu… mais parfaitement, le dieu de la troisième République. Je l’ai vu adorer et encenser. J’ai vu se prosterner ses lévites. Quelqu’un qui, à cette époque, aurait écrit ce que j’écris ici, eût passé pour un sacrilège, ou un dément. La renanolatrie a peut-être dépassé encore, en intensité, la hugolatrie. Et l’on se moque des fétiches des nègres ! Il était devenu même populaire, car la vraie forme de la gloire est d’être admiré sans être lu, ce qui supprime les réserves et réticences. Les cochers de fiacre du quartier des Écoles célébraient Renan chez les marchands de vin et de tabac et j’entendis un jour l’un d’eux se féliciter de ce « qu’il en avait bouché un coin au pape » ! Un homme politique connu, à qui je citais le fait, en concluait à la diffusion de la haute culture dans les masses !

Certes il y a de belles pages, claires et clairvoyantes, d’harmonieux morceaux de bravoure chez Renan, notamment dans la Réforme intellectuelle et morale et dans les Dialogues philosophiques. Mais sa renommée, son influence ont été très supérieures à sa vigueur intellectuelle et se sont appuyées surtout sur ce qu’il y a en lui d’inférieur, qui est la rectitude du jugement. Son imagination est nombreuse et riche ; la tige en est grêle ; d’où ses oscillations perpétuelles. Comme tireur d’inductions, assembleur de vues d’avenir, il ne vaut rien ; et ce