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a dit de lui le subtil Mallarmé. Rien de plus exact. Le soi d’Edgar Poë a été recouvert, obstrué par un dérèglement d’images héréditaires, dû à l’alcool, qui ont fini par dilacérer et écharpiller son beau génie. Il en est de même pour Nerval, écrivain délicieux, rêveur aigu, chez qui, sous l’influence maligne de l’alcool et, sans doute aussi, de l’hérédosyphilis (mais la plupart des intoxiqués ne sont-ils pas des hérédosyphilitiques ?) les filles du feu deviennent lamentablement des filles du tréponème et de la bouteille. Lisez, à ce point de vue, angélique ou le Rêve et la vie, et vous y trouverez une remarquable superposition de quelques aperçus du dehors, de plus en plus rares et ténus, et d’une imagerie intérieure en pleine décomposition. C’est l’état hallucinatoire type, c’est-à-dire où le dérèglement du rythme intérieur, qui gouverne la succession des personimages, ne permet plus au soi de distinguer celles-ci des personnes extérieures, réelles, que nous coudoyons. L’être sain, lui aussi, est parcouru de figures hallucinatoires, mais sa raison ne lui permet pas de les confondre avec les visages des passants, ou de ses amis. L’alcool, l’opium, la cocaïne jettent un voile entre la raison et l’imagerie intérieure, de telle façon que celle-ci se substitue au monde extérieur. La hantise prend la place de la vie. L’équilibre entre la fantasmagorie intime et le spectacle du monde est rompu au bénéfice de la première, qui, après un enrichissement éphémère, s’appauvrit.