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LA VIE ORAGEUSE DE CLEMENCEAU

où il serait, pensait-il, moins harcelé qu’à Paris. Il ne fallait pas songer à son pays de Vendée, presque entièrement réactionnaire et où il eût ramassé une bûche. C’était là cependant, au milieu de ses concitoyens, qu’il eût été le plus à son aise. Un jour peut-être ils reviendraient de leur chouannerie et adhéreraient en masse à la République, selon la loi de l’évolution et du progrès.

Il avait fait la connaissance d’une femme délicieuse, exceptionnelle, et dont le salon, rival de celui de l’épaisse princesse Mathilde, rue de Berry, était, depuis des années, le rendez-vous de tous les « coming men » de la politique, du journalisme, de la littérature et du barreau. La comtesse de Loynes, qui avait été fiancée à Baroche, le fils du ministre de Napoléon III, tué à la guerre de 70, joignait à une fine beauté aux yeux pénétrants, peinte par Amaury Duval, à une voix douce et insinuante, un charme qui l’apparentait aux belles du XVIIIe siècle, à une Geoffrin, à une du Deffand. Elle recevait alors le général Boulanger et, en même temps, son Mentor de la Justice. Il ne lui échappait pas qu’à un moment donné « le ménage », comme elle disait, ne marcherait pas, étant donné les confidences qu’elle recevait séparément et que, remarquablement discrète, elle ne communiquait pas de l’un à l’autre.

— Clemenceau est si soupçonneux, madame, disait Boulanger, qu’il en devient offensant. J’ai appris qu’il s’informait auprès des huissiers, des personnes que je recevais au Ministère. Il a peur que je me laisse corrompre par la droite.

— Notre général, madame, est en train de me glisser entre les doigts. Je sais qu’il a accepté une invitation chez Mme la duchesse d’Uzès, ce qui est