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LA VIE ORAGEUSE DE CLEMENCEAU

10.000 hommes d’Algérie en renfort. Il ne poserait pas, peu chère, la question de confiance. Quand on sut cela, ce fut un tollé : « Ah, les lâches, et les cochons ! Qu’ils foutent le camp, et en vitesse ! »

La salle était bondée, les tribunes étaient archicombles, quand Clemenceau, de son pas impératif, monta à la tribune, refusant, d’un geste de la main, le verre de bordeaux traditionnel[1]. Il était très en forme, s’efforçant de dissimuler le contentement personnel que lui procurait la désastreuse nouvelle. Il avait résolu d’être bref. Il mâcha les mots et conclut ainsi, alors que ses auditeurs haletaient :

— J’estime qu’à l’heure actuelle aucun débat ne peut s’établir entre le cabinet qui est sur ces bancs et un député républicain. Tout débat est fini entre nous. Nous ne voulons plus vous entendre, nous ne voulons plus discuter avec vous les intérêts de la Patrie. Nous ne vous connaissons plus, nous ne voulons plus vous connaître.

Un double tonnerre d’applaudissements salua cette mâle déclaration. Tous les députés se levèrent. Pâle, frémissant, le doigt en avant, Clemenceau, pareil à un bourreau asiate, désignait les membres du cabinet, anéanti, où ne se distinguait plus que le nez bourgeonnant du malheureux Ferry. Le directeur de la Justice eût demandé à ses collègues la permission de couper, séance tenante, la tête du « Tonkinois », qu’elle lui eût été accordée aussitôt.

Cette inoubliable séance marquait la mort de l’opportunisme, dont Charles Dupuy, par la suite, essaya en vain de recoller les morceaux. Le départ de Ferry et de ses collaborateurs, emportant leurs

  1. L’auteur de ce livre était présent à la séance.