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LA VIE ORAGEUSE DE CLEMENCEAU

venger, travaille. » Sa mère… avec son joli et doux visage auréolé de bonté. Comment disait donc Hugo de l’œil de sa mère morte, qui l’avait toujours suivi dans l’existence ? Les vins capiteux de Ménard lui troublaient la mémoire… L’examen qui lui servait de prière étant terminé, il se jugea trop énervé pour dormir et prit, dans son tiroir, une ébauche d’article qu’il essayait d’écrire pour la Justice, Un directeur qui n’écrit pas dans son journal, cela paraît une plaisanterie, Plusieurs, certes, étaient dans ce cas-là, Mais c’étaient des mazettes, ou des hommes d’affaires, Alors que lui, Clemenceau…

Il trempa la plume dans l’encrier et, éclairé par sa petite lampe, essaya de mettre ses phrases d’accord les unes avec les autres, opération qui se faisait toute seule dans son esprit, quand il parlait. L’aube était, en toute saison, l’heure où il composait ses discours, marquant, dans sa pensée, les lignes générales, les têtes de chapitres, laissant le reste à l’improvisation. Celle-ci coulait de source, en filet léger et brillant, sans écume, sans patafouillis, et son débit bref, saccadé, ajoutait à la sobriété et au percutant de sa harangue. Une euphorie lui venait de cette maîtrise et se communiquait à ses auditeurs. Dès qu’il ouvrait la bouche, il persuadait. Tel le poisson dans l’eau vive, il nageait, il traversait les difficultés sournoises du français, il reparaissait de l’autre côté, alerte et railleur. Assemblée ou réunion publique, la réaction était la même partout ; comme le bon populo, ses collègues accouraient pour l’entendre. Mais, sitôt devant le papier blanc, il se troublait, hésitait, s’emberlificotait dans des incidentes, pareilles à de mauvaises herbes, qu’il n’avait ni le courage, ni le moyen de faucher… Ce matin-là, en était de