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LA VIE ORAGEUSE DE CLEMENCEAU

Victoire était alors enraciné et immense. Comme je sortais, Millerand entrait avec sa tête avide et renfrognée de chien qui guette un os. Cet os c’était sûrement la présidence du Conseil. Un jour Clemenceau lui, avait dit brusquement, Dieu sait pourquoi : « Vous serez mon successeur. » Le bel Alexandre attendait la succession. Par la suite on m’a rapporté un jugement plutôt sévère du « Vieux » sur l’animal auquel, en quittant le pouvoir, il passa en effet son portefeuille.

Contraint à l’immobilité et à la solitude pendant, quelques jours — car on avait sagement interdit les visites — Clemenceau, je le sais par ailleurs, utilisa ces « vacances » en méditations. Une nouvelle poussée intellectuelle se produisit en lui et il se promit, s’il en réchappait, de consacrer ses dernières années à un grand ouvrage de philosophie, qui le reposerait de la bagarre humaine et qui devait être Au Soir de la Pensée. Le domaine de l’action était clos pour la réalisation du grand rêve de toute sa vie : la récupération de l’Alsace-Lorraine. Dans cet ordre il ne ferait pas mieux. Il allait donc prouver aux hommes que l’existence de Dieu et la croyance à l’immortalité de l’âme ne sont pas nécessaires pour faire son devoir ici-bas et que les satisfactions de la conscience sont une joie, à elles seules, qui vaut toutes les promesses du Paradis. Le tout avec une foule de démonstrations scientifiques à l’appui. Dissiper l’illusion qui a déjà fourni tant de religions différentes, mais tenant à la même origine du mirage, n’était-ce pas encore une bonne action ?

Pendant sa convalescence de la prostatectomie avant la guerre, un pareil projet l’avait déjà effleuré. Puis des circonstances l’en avaient détourné et la grande tragédie sanglante était venue. Cette tra-