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LA VIE ORAGEUSE DE CLEMENCEAU

chant, sur députés, sénateurs et ministres. Son jugement eut pu se résumer dans le « ah ! c’est un bien déconcertant salaud » d’Huysmans, ou dans un seul mot plus énergique et même ordurier. Son cœur était avec le simple soldat, son esprit avec les chefs. Très lettré il avait lu, à leur apparition, le Cavalier Miserey d’Hermant, Sous-Off de Descaves et Biribi de Darien. Mais il estimait maintenant que ces ouvrages et la Débâcle de l’ami Zola n’avaient pas été une bonne chose. Rien à faire sans la discipline. Le temps de guerre, qui modifiait tous les aspects, montrait l’importance de la primordiale discipline, laquelle, selon le mot étonnant du colonel Ardant du Picq, dans ses Études sur le combat, inflige au soldat « une peur supérieure à celle de la mort ».

Il s’apercevait aussi que les grands chefs, comme les grands médecins, ont chacun un avis différent sur la conduite des opérations. Il y a les stratèges, et il y a les tacticiens, Ils ne s’entendent presque jamais, De formation biologique et médicale, mais épris des choses militaires et avide de connaissances, il retrouvait, dans ces palabres quotidiennes, l’hégémonie du bon sens. Il lui arrivait de faire in petto une remarque qui avait échappé aux techniciens. Mais, craignant le ridicule, il la gardait pour lui. Sa connaissance des Anglais et de leur psychologie si spéciale lui permettait de ne pas les heurter de front. Quelques-uns l’avaient bien compris et éprouvaient pour lui de l’admiration, notamment Lloyd George « le fin gallois ». Lui, de son côté, appréciait la ductilité de Lloyd George, dont beaucoup de points de vue l’agaçaient et l’inquiétaient. Un Américain, le colonel House, bras droit de Wilson, qui était, lui, lunatique et insupportable, devait lui être, de tous temps, très sympathique.