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LA VIE ORAGEUSE DE CLEMENCEAU

nante, mère de famille accomplie, d’origine viennoise. Celle-ci reconnut une cantatrice autrichienne, grassouillette, qui devait chanter pendant la soirée.

— Fous êtes Fiennoise, matame ?

— Oui, matame, je suis de Fienne.

— Sprechen Sie deutsch ?

— Etwas.

— Matame….

— Matame.

Elles se saluèrent. Véritable Fragonard, avec de tendres yeux implorants, la toute jeune Mlle Emma Dreyfus attirait tous les regards, mais ne semblait nullement s’en soucier, Cependant que l’aimable femme de l’ingénieur Paul Clemenceau, autrichienne elle aussi, accourait à la rencontre de ses compatriotes. Le second frère de Clemenceau, Albert, avocat brillant et qui avait la voix de son frère Paul, s’entretenait avec sa sœur, de visage osseux et sévère, Mme Brindza.

— Que de Clemenceau ! disait Durranc, lequel d’ailleurs chérissait le patron, et ne jurait que par lui.

Un remous, un toupet de cheveux noirs comme l’Erèbe, une voix éraillée et blagueuse, deux yeux clairs et bougeurs, c’était Rochefort. Lockroy accourut lui serrer la main. Aline Ménard le prit par le bout des doigts et le conduisit vers Zola, avec lequel il était convenu qu’il devait se réconcilier ce soir-là. L’auteur de l’Assommoir, qui l’avait égratigné, l’attendait avec son nez bifide, sa bonne face de chien poilu, boudeur et affectueux, croisant et décroisant ses mains nerveuses. Mais, comme il arrivait près de lui, Rochefort pivota sur ses talons et dit à haute voix : « Ah, ma foi non, il y a trop longtemps » ; ce qui fit rire cruellement Clemenceau.